Mot pour mot : anthropocène

Mot pour mot : anthropocène

« Comment penser l’anthropocène ? », questionne aujourd’hui et demain un colloque au Collège de France. L’occasion pour midi:onze d’expliciter ce concept géologique controversé mais largement mobilisé depuis quelques années par les sciences humaines.

 

En août 2012, les chercheurs réunis au 34e congrès de géologie de Brisbane y ont discuté un point tout sauf anecdotique : la pertinence de nommer ou non une nouvelle période géologique « anthropocène ». Pour les stratigraphes participant à l’événement, l’impact des activités humaines sur le climat terrestre, l’acidité des océans, le taux de CO2 dans l’atmosphère ou la biodiversité était en effet suffisamment décisif pour justifier qu’on déclare fini l’holocène et qu’on cherche à déterminer où pouvait se situer le clou d’or marquant le point de bascule entre les deux périodes.
Constitué de anthropo-, « humain », et cène, « récent », le néologisme n’est pas propre aux géologues réunis à Brisbane. Il a été forgé dix ans plus tôt, en 2002, sous la plume du prix Nobel de chimie Paul Crutzen. Pour ce dernier en effet, l’humanité est devenue à la Révolution industrielle une force géologique capable de modeler aussi profondément et durablement son milieu que le font les volcans ou l’érosion, par exemple. Crutzen propose d’ailleurs de faire symboliquement coïncider les débuts de l’anthropocène avec le brevet d’invention, déposé en 1784 par Watt, de la machine à vapeur. Pour d’autres, son point de départ varie de la reforestation du Nouveau monde du fait du génocide amérindien à l’explosion en juillet 1945 de la première bombe atomique lors d’un essai au Nouveau Mexique, ou encore « la grande accélération » (des émissions de CO2 et de la consommation de ressources) qui a accompagné les Trente glorieuses. Quelle que soit la date retenue, l’anthropocène a de toute façon cette particularité qu’il couvre une période historique très brève – bien plus en tous cas que le temps long de la géologie. Il y a d’ailleurs quelque chose d’oxymorique dans cette façon de superposer l’Histoire et la géologie…
Même si le congrès de géologie de Brisbane a finalement fait montre d’une certaine prudence en renvoyant à 2016 sa délibération quant à l’adoption du terme anthropocène, ce dernier connaît depuis quelques années un usage en philosophie et dans le champ des sciences humaines. La notion se trouve ainsi au cœur de plusieurs ouvrages parus récemment, dont Face à Gaia de Bruno Latour (éditions La Découverte), qui réunit un ensemble de conférences sur le « Nouveau régime climatique ».
Pour le sociologue des sciences, l’anthropocène ne saurait se réduire à un changement géologique : il est tout autant l’indice d’une « contre-révolution copernicienne » de nature à renverser les termes de la Modernité. De fait, la notion d’anthropocène invite d’abord à réviser entièrement la manière dont nous considérons la Nature : depuis Galilée et la révolution scientifique, celle-ci se concevait comme un lieu sans sujet, dont le mouvement et le comportement ne dépendaient en rien des hommes (« et pourtant, elle tourne ») ; or, avec le changement climatique, elle se trouve au contraire dépendante de leur action et susceptible d’interagir avec eux. A l’univers infini ouvert par la Révolution scientifique, l’anthropocène fait ainsi succéder un âge où il est impossible d’échapper à la Terre, et où l’humanité fait figure d’objet inerte incapable de réagir aux réponses d’une planète devenue sujet actif. « Comme si le décor était monté sur scène pour partager l’intrigue avec les acteurs », décrit Latour dans l’introduction de l’ouvrage.
Et quels acteurs, du reste ? L’impuissance et le déni auxquels nous réduit l’anthropocène (c’est l’image chiraquienne de la maison qui brûle cependant que nous regardons ailleurs) tient en effet à la difficulté d’identifier cet « anthropos » qui lui sert de racine. L’humanité comme force géologique ne se confond pas avec les Terriens, avec l’Indien d’Amazonie ou la femme de ménage contrainte de prendre sa voiture pour aller travailler. Le terme désigne plutôt l’homme comme « agent politique virtuel », et c’est la raison pour laquelle il ouvre nécessairement vers le Politique. « Vivre à l’époque de l’Anthropocène, résume Latour, c’est se forcer à redéfinir la tâche politique par excellence : quel peuple formez-vous, avec quelle cosmologie et sur quel territoire ? »

 

A lire sur le sujet :

Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The Anthropocene », Global Change Newsletter 41, 2002

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, éditions du Seuil, Paris, 2012

Bruno Latour, Face à Gaia, éditions La Découverte, 2015

 

En savoir plus sur le colloque « Comment penser l’anthropocène ? » :

https://anthropocene2015.wordpress.com